Luo s'assit un peu plus confortablement, en tailleur sur sa chaise - dans une position qu'elle seule devait qualifier de confortable d'ailleurs, mais elle était bien comme ça, ses jambes tendues trop longtemps étaient repliées sous elle et la légère douleur qui émanait de ses chevilles la forçait à faire fonctionner son cerveau, qui juste après un rêve, avait tendance à vouloir se reposer de cette activité anormale - les rêves n'étaient pas reposants, chez Luo. Vraiment pas. Parfois, elle vivait juste pour se reposer entre deux rêves. Cela lui était souvent arrivé, lorsqu'elle était un peu plus petite. Maintenant, elle prenait un peu plus garde à ce qui se passait dans le monde des autres. Un peu. Il fallait bien ça pour vivre efficacement en société - bien que la société composée par la Waldon ne soit pas exactement la plus normale, mais il lui fallait au moins ça pour parvenir à s'ouvrir un peu. Elle avait un peu plus de mal avec les gens normaux. Elle les aimait bien, elle avait une sorte de tendresse pour eux, mais ce n'était pas des personnes avec qui elle aurait pu parler de ses rêves et de ses cauchemars. Et ça, c'était tout de même essentiel.
Elle s'assit en tailleur, donc, et regarda, et écouta la gamine lui parler d'Isabella. De sa Isabella. De leur Isabella en fait. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle sentait que ces deux-là étaient liées - certes, elles avaient le même nom, ce qui était déjà un indice suffisant, mais il y avait quelque chose de plus. Quelque chose dans l'attitude de Juliette lorsqu'elle parlait d'Isabella qui lui rappelait celle qu'elle avait connue dans ses rêves. Comme une réminiscence, ou une impression de déjà-vu. Très étrange.
Luo posa la main entre ses deux jambes croisées et leva le nez vers le plafond comme si là-haut se trouvait la réponse à leurs insolubles questions.
" En fait, quand j'étais petite, je rêvais souvent d'elle. "
Silence pensif.
" Du moins, j'imagine que c'était elle. Je ne contrôlais pas toujours mes rêves quand j'étais gamine, et souvent, je me retrouvais dans cette pièce où elle était en train de dormir. J'ai suivi tout le déroulement de sa maladie comme ça " fit-elle avec un sourire triste, un petit peu passé. " Ensuite, elle est partie, mais je ne sais pas trop où, quand elle a eu onze ans, je pense. J'ai cru entendre parler d'un internat. Je me suis de temps en temps retrouvée dans cette chambre où je l'avais tant vue, mais elle n'y a plus jamais été. Je ne sais pas vraiment pourquoi " répéta-t-elle légèrement.
Elle garda silencieuse un instant.
" Mais... Je ne connais pas très bien mon don, tu sais. Je ne sais pas d'où il vient. Peut-être que je fais aussi des rêves prémonitoires ou à distance " sourit-elle d'un pauvre sourire d'excuse, comme si elle essayait de se justifier de ne pas avoir la réponse.

" Tu as beaucoup de chance. " conclut la brunette en hauchant la tête avec insistance.
C'était tout à fait le style de don qui aurait comblé Juliette pour le restant de ses jours. En se débrouillant pour tomber dans un profond coma pendant une bonne cinquantaine d'années, la vie aurait été - à l'ettonement général - comme dans un rêve. Mais un rêve qu'on peut controler. Et pas comme dans Inception, ou y'a le subconscient qu'est pas content qu'on le domine, non! Comme dans un rêve où on controle tout.
Le paradis en mieux.
L'extase ultime.
Et puis forcement, 'fallait que ce soit une autre qui posséde un tel pouvoir.
Juliette souffla sur une de ses mèches qui lui barrait le visage, encore plongeait dans sa réflexion sur le paradis terrestre à l'état pur, puis finit par revenir au monde réel.
" Moi je fais un nombre insensé de cauchemards. Ca s'est calmé dernièrement mais j'en fais toujours. Toi, du coup, t'en as jamais fais c'est ça? " Elle se ratatina d'une moue boudeuse. '' Le booool. Même Ill' elle a fait des cauchemards pas possible, à l'apparition de son don, sa 'maladie'. Puis elle peut toujours faire des cauchemards aussi. ''

Luo remua un peu sur sa chaise, se prit une mèche de cheveux entre les doigts et en regarda la couleur. C'était un beau bleu, mais elle avait envie d'en changer. Du vert, peut-être. Ou du rose. Cela faisait bien longtemps, que ses cheveux n'avaient pas été roses. C'était sans doute mieux, mais quand elle teignait ses cheveux en rose, elle ne leur donnait pas une couleur pétard d'accessoires claires, non, c'était un beau rose pâle comme le fond du thème de la waldon un peu passé, elle aimait ça, les couleurs passées. Ça faisait vieillot, ça faisait délicat, ça faisait fané. Elle aimait les robes trouvées au fond des boutiques d'antiquaires, dans les vieilles maisons, dans les fripes, au fond de l'armoire de sa mère, qu'elle recousait près de son poêle pendant l'hiver pour pouvoir les mettre en été. Elle aimait les jupons en dentelle, les colliers qui brillaient, le bronze, l'or, les masques vénitiens et les arc-en-ciel. Elle aurait aimé que ses cheveux soient tout ceci. Mais dans ce monde-là, une telle beauté n'était pas possible. Il n'y avait que dans les rêves que tout était aussi parfait. Quelque chose de si parfait qu'on ne pouvait que l'imaginer...
Elle sortit de sa rêverie, justement, rabaissa le regard vers Juliette, secoua l'index en signe de dénégation.
" Si, si. J'ai fait des cauchemars. Je n'ai pas toujours maitrisé mes rêves. Tu sais, la plupart du temps, le fond de mon rêve se forme un peu tout seul, je n'en règle que les détails - quand j'étais petite, je faisais parfois des cauchemars terrifiants, parce qu'ils étaient plus réels que n'importe quoi " fit-elle avec un pauvre sourire. " Ce serait comme de vivre tes cauchemars en étant réveillée, pour toi. Encore, et encore, et encore... "
Elle soupira mais agita la main pour éloigner ces malheureux souvenirs.
" Enfin. Maintenant, j'arrive à rêver d'à peu près tout ce que je veux "
Elle haussa les épaules.
" Je connais les cauchemars d'Isabella. Tu sais, ça n'était pas vraiment des cauchemars, c'était des genre de rêves éveillés, un peu comme l'inverse des miens " sourit-elle. " Elle créait ses propres cauchemars. Elle créait plein d'illusions qui allaient peupler sa chambre et qui la réconfortaient ou lui faisaient peur. Elle n'avait pas conscience de les créer, mais ils étaient vraiment issus d'elle. C'était peut-être un genre de schizophrénie, je n'en sais rien. Dans tous les cas, quand elle faisait des cauchemars, c'était un peu comme si j'en faisais moi "
Elle fit la moue.
" Ca serait étrange si... Enfin, si je pouvais parler à ta Isabella "

'' Ce soir, j'appelle Ill'. '' fut la pensée immédiate de Juliette. Oui, mais l'appeller pour lui dire quoi? '' Hey dude, j'ai rencontrais une fille qui a vu ton enfance en rêve, ses cheveux sont cool puis elle est bizzare, ça t'dirait de passer à Londres un de ses quatres? '' ?
Certes, ç'aurait été bien son style de présentation, le truc qui laisse un silence au bout du fil ou un soudain bruit de tonalité. Mais non. Il faudrait parler de la Waldon, d'abord. Le contexte, toujours important, le contexte.
Juliette laissa échapper un rire.
''Oh la la, j'donnerais cher pour voir sa tête si ça arrivait!... Mais elle est en France, pour ses etudes. Je lui parlerais de toi, je te tiendrais au courant.'' Elle hocha la tête, étendit ses jambes sous la table, bailla. '' Elle ne parlait pas beaucoup de son enfance, tout ça. On a pas eu de discussions vraiment philosophiiiiques, sur la famiiiillle, la viiiie...'' Petite moue. '' Au début on pouvait pas se blairer. Moi parce que j'étais une ado enragée et déprimée, elle parce qu'elle se donnait le rôle de l'impératrice suprême des mortels. Maaiis... '' Re-moue.
'' J'crois qu'on a vu à quel point on devait se ressembler en fait. ''
Un temps.
'' ... Un peu. ''
[ RP court et brouillon mais internet buggue tellement que j'ai profité de ma connexion temporaire pour répondre. A la va vite, quoi. ]

Luo rit comme elle riait souvent. J'ai l'impression que Luo rit beaucoup, quand elle est avec Juliette. Bah, j'imagine que ça ne peut pas faire de mal ( elle mourra plus vieille, comme ça ). Bref, elle eut un petit rire devant l'hésitation de Juliette. C'est vrai qu'elles n'étaient pas si éloignées, Isabella et Juliette, avec leurs cheveux noirs et leurs grands yeux, leurs traumatismes d'enfance et leur maladresse. Bien sûr, l'une était l'adolescente gamine aux bonbons et l'autre l'impératrice française aux robes de comtesse, mais toutes deux faisaient des cauchemars, et c'était suffisant pour qu'elles soient liées. Mais Ludivine ne connaissait pas vraiment assez Juliette pour pouvoir dire ça. Quelque chose lui disait qu'elles n'allaient pas tarder à devenir amies, pourtant. Sans doute à cause de ce lien bizarre qu'elles avaient toutes les trois. Bizarre, vraiment. Comme le monde est étrange. Il n'y avait sans doute pas de meilleur endroit pour s'en apercevoir que la Waldon.
Elle ébouriffa les cheveux de Juliette.
" Je suis sûre que vous vous ressemblez un petit peu. Vous ne seriez pas devenues amies sinon, non? Et puis Isabella n'aime pas beaucoup de gens dès le départ, je pense. Il faut savoir la prendre avec des pincettes pour ça et la plupart des gens se baladent en moufles de nos jours "
Oui, Luo aime les comparaisons foireuses.
Elle enleva sa main des cheveux de Juliette avec un petit sourire.
" Enfin, qu'est-ce que j'en sais, elle a sans doute changé... Elle est toujours en France, c'est ça? Il me semble qu'elle est plus douée pour l'allemand que l'anglais, je ne sais même pas si on pourrait communiquer. Quoique maintenant qu'elle a dix-huit ans... "
Blanc. Elle eut un rire.
" Dis-huit ans! C'est moi qui prend un coup de vieux là! Je la vois toujours comme une gamine à couettes! Je suis sûre qu'elle s'est coupé les cheveux "
Elle baissa le regard vers Juliette. Et soudain se rappela de la gamine aux longues couettes du rêve, dans sa robe de princesse, dont les cheveux se coupaient soudainement dans cette coupe à la garçonne qu'elle avait maintenant. Le visage de Juliette était un peu fermé. Elle fit la moue, puis déplia doucement ses jambes pour se remettre debout, s'appuyant à la chaise.
" Bon. On va peut-être y aller, non? " proposa-t-elle avec un sourire.

[ J'AI REPONDU LE MËME JOUR QUE TOI! JE SUIS TROP UNE DEESSE! ( désolée, moment d'auto satisfaction personnelle intense ) Bref. Pour une fois que je suis pas en retard ]

'' Quooooiii? Partir? Mais j'ai pas enviiiie! "
... Aah, Juliette et ses exigences de gamine qui n'a pas mentalement dépassé la primaire. Éternelle capricieuse qui s'en fout d'être grosse et moche et s'enfilera pots de nutella et sachets de dragibus comme des p'tits pains lorsqu'elle a pas envie de dormir, rira au nez d'une héroïne de film américain du tard-le-soir parce qu'elle est blonde, belle et cruche, qu'elle rencontre le prince charmant et vit son paradis sans se dire ''Merde! C'est mégatop, j'kiff' ce mec, et les Happy End c'trop l'émotion, quoi! '', puis voudra toujours pas dormir, pas dormir, pas dormir...
Ah non là Juliette n'avait pas envie de dormir. Juliette avait envie de parler, raconter sa vie, entendre la vie de Luo, comme ces nuits grisantes de fillettes en Pyjama Partie, lovées dans des matelas et qui ,sourire aux lévres, trouvant la nuit trop précieuse pour la gaspiller en sommeil, la remplissant de contes, d'histoires, de vie, de gens, sans cesse, sans s'arrêter. Juliette ne voulait pas dormir. Sauf pour un rêve avec Luo.
Elle se balança sur sa chaise, croisa les bras, ferma les yeux, bouda.
'' J'bouge pas. ''

Luo baissa un regard surpris sur la gamine.
Petit point grammatical ici. Bon, en fait plutôt nominal mais grammatical donnait mieux et de toute façon ça veut rien dire alors on s'en fiche. Vous aurez noté l'utilisation fréquente du mot 'gamine' pour désigner cette pauvre Juliette, qui pourtant est une gentille adolescente de seize ans comme toutes les autres maintenant - enfin presque, on ne s'appelle pas Juliette Lipikin pour rien -, a ses règles, un bonnet B, un crush secret pour quelque bel éphèbe et des tshirts de rock anglais, bref, une adolescente formée comme il faut. Les mauvaises langues diront que c'est l'habitude qui fait mon personnage l'appeler gamine mais le fait est que Juliette en était vraiment une. Physiquement, mentalement même, Juliette avait son âge. Mais il y avait quelque chose de tellement enfantin dans ce rêve, et dans sa gestuelle des petits restes de gamineries, un peu partout, qu'on n'aurait pas été étonné de la voir soudainement enfiler ses collants en laine blanche et ses souliers vernis pour aller jouer aux billes dans la première cour venue - j'exagère un peu, mais peut-être était-ce le sixième sens de Luo, dans tous les cas celle-ci avait vraiment du mal à ne pas la considérer comme une petite fille.
Ce qui était appuyé par les derniers évènements, d'ailleurs.
Car Juliette ne voulait pas. Juliette boudait. Juliette assumait ostensiblement le fait qu'elle pensait avoir huit ans intérieurement et croisait les bras avec une moue fière, décidant qu'elle ne voulait pas y aller.
Une question s'imposait alors.
Luo fronça les sourcils et la regarda. Là aussi j'ai furieusement envie de comparer Luo à une maîtresse d'école. Plus ça va plus j'ai l'impression que la Waldon est une garderie géante - bref.
" Mais qu'est-ce que tu voudrais faire, toute la nuit, ici? "
Owi Luo, j'adore mettre des sous-entendus dans tes phrases innocentes.

[ ... Il est tard et j'avais fichtrement aucune idée de comment faire mes lignes ]

Une étincelle brilla entre les cils de la p'tite adulte, et elle manqua de faire tomber sa chaise qui re-atteris sur ses quatre pieds dans un bruit sec, les jambes de juliette tranquillement étalées sur la table, et elle l'index pointé et vif sur Luo.
" Puisque tu as squatté mon rêve sans demander la permission aux risques de voir des secrets, tu vas me raconter ta vie! Je veux tout savoir! Parce que je suis sur que les gens que tu rencontrent dans leurs rêves, tu ne leur adresse même pas la parole dans le monde réel et moi je ne veux pas que demain tu fasses juste comme une collégue de bureau, pigé?! "
Elle recroisa les bras, regarda de haut la jeune femme, essayant de se donner un air de dog exigeant -ce qui était beaucoup plus ridicule que prévu, je dois l'avouer.
" En échange j'accepterais de te mettre en contact avec Isabella Lisbeth Rosaline de La Fontaine et de te livrer quelques confidences, mais que si tu me parles de tout. "
Elle regarda sa montre imaginaire sur son poignet blanc.
'' Bien. Tu as une nuit. "

Luo marqua un temps d'arrêt.
Elle était étonnante, cette gamine. Une habituée du bizarre sans doute. Mais dans tous les cas, elle ne se démontait pas. Elle fonçait en faisant comme si elle n'avait pas peur, et au final, elle admirait le résultat, que ça marche ou non. Elle osait, sans se soucier de ses seize ans à peine frappés et de son apparence faiblarde, et que dieu me garde. Le pire, c'était que la plupart du temps, ça devait marcher. Luo avait toujours un peu admiré ce type frondeur - elle qui analysait, calculait, pesait le pour et le contre, faisait certes ce qu'elle voulait, mais en mesurant soigneusement les conséquences et en ne se lançant jamais dans le monde réel dans ce qu'elle savait ne pas pouvoir accomplir. Elle qui se faisait discrète - aussi discrète que l'on peut l'être avec une teinture violette et des jupes en tulle verte - et qui préférait observer - Luo était une personne étonnamment terre à terre, au final. Quel comble. Mais elle aimait les gens comme Juliette. Parce qu'elle aimait les gens, de toute façon.
Elle sourit, sourire de fille contente, sourire de file amusée, et tout en soutenant le regard de Juliette braqué dans le sien, se tira une chaise et se rassit à nouveau. Elle se laissa tomber lourdement sur la chaise, songeant à ce qu'elle allait dire, et tout en ramenant ses jambes en tailleur comme elle le faisait toujours, s'éclaircit la gorge.
Elle posa son poing sur la table, comme si elles s'apprêtaient à faire des négociations laborieuses. Il ne manquait qu'en fond une luxueuse villa et posée sur la table une malette noire remplie de billets de mille livres pour compléter la scène. Et une moustache, aussi. Juliette aurait été super avec une moustache. Bref.
" Bon. Que veux-tu savoir? "
Luo avait l'air de celle qui vient de faire une super bonne affaire.
Et que le jeu commence.

'' Tout. '' était la réponse la plus claire et la plus précise que Juliette pouvait donner. Et d'ailleurs elle la donna en premier lieu. Avant d'énumérer, implacable, regardant avec le plus grand sérieux du monde Luo, bras croisés et avancés sur la table, telle la mafieuse italienne qu'elle devenait à présent.
'' Comment est arrivé ton don, s'il y a une raison précise, ce qu'en a dit ta famille et ce que tu en as fais, si t'as commis des erreurs que personne ne devrait savoir, si tu es amoureuse, quel fut ton premier amour, si t'as des frères et soeurs, où tu es née, ce que tu aimes manger, ce que tu aimes faire, les personnes que tu détestes en secrets, tes films préférés, ton âge, ta vrai couleur de cheveux, pourquoi tu es à la Waldon, les choses les plus incroyables que tu ais vu dans les rêves des autres, si tu as vu quelque chose en moi dont je ne me rappellerais plus, comment tu étais enfant, ce que tu veux faire de ta vie, les livres que tu aimes lire, si tu regardes la télévision, où tu habites et avec qui, les personnes les plus fantastiques que tu as rencontrées, si tu as voyagé et où, ce qui te passionne,tes phobies, tes cauchemars, ton rêve le plus courant, tout. "
Elle sourit, satisfaite. Sortit de sa poche une poche de bonbons multicolores qu'elle posa sur la table. Et reprit un air de négociateur.
" Commence par le sujet que tu veux, nous avons la nuit devant nous. Top chrono. "

Et ben ça, c'était une gamine qui savait ce qu'elle voulait.
Luo regarda un peu autour d'elle, comme si elle espérait faire comme dans un rêve, éteindre la lumière du regard, tirer les rideaux, se la jouer madame Irma et dérouler sa vie sur son théâtre de marionnettes, mais elles étaient dans le vrai monde et il allait lui falloir improviser. Elle posa les mains sur les genoux, se concentra un instant, les yeux fixés sur la fenêtre, au fond de la pièce, qui donnait sur la nuit noire. Son histoire. Voilà qui'il allait falloir qu'elle lui raconte son histoire.
Elle tendit la main vers la poche de bonbons, l'ouvrit d'une main, pensivement, attrapa une banane gélifiée entourée de sucre acide et croqua dedans pensivement.
" Je suis née dans un pavillon de banlieue dans le nord de Londres. Mes parents étaient des gens désespérément normaux. J'aurais été tout aussi désespérément normale si je n'avais pas eu mon don. Tu vois, ils ne sont pas méchants, ils sont justes... " Elle mâchonna pensivement le bonbon. " Bah. Ce sont des parents. Je n'ai pas été dramatiquement rejetée à ma naissance, personne n'a tenté de me tuer, mon père ne m'a jamais poursuivie avec une hache et je ne me suis pas faite violer par mon grand oncle. Rien de très croustillant à te raconter. J'ai eu un chien qui s'appelait Alice jusqu'à ce qu'on découvre que c'était un homme et un poisson rouge qui s'appelait le Poisson Rouge. Mes parents m'ont fait voir quelques psys mais ont fini par se faire à l'idée d'avoir une gamine un peu bizarre - tu vois, à huit ans, je prenais mes somnifères et j'allais dans les toilettes de l'école pour dormir et rêver, ça inquiétait un peu mes maîtresses - jusqu'à un certain âge j'avais un peu de mal avec la réalité " Elle piocha un autre bonbon, une pieuvre bleue cette fois. " Je ne crois pas que mes parents aient jamais compris que c'est un don surnaturel que j'ai. Ils devaient se dire que j'étais particulièrement dans la lune ou que j'aimais raconter des histoires. Ça ne m'a pas dérangée plus que ça, remarque. Mais le vrai monde me faisait déprimer. Quand t'a goûté à la vie en rêve, tout le reste devient gris "
Elle regarda Juliette pensivement. Un petit instant.
Non, définitivement non, Juliette elle n'était pas grise.
Elle fit la moue.
" Enfin. Ça c'est l'enfance. Et puis j'ai commencé à m'intéresser aux garçons à peu près trois ans après tout le monde alors on m'a toujours jugée un peu retardée. Ca me dérangeait pas plus que ça vu que j'avais pas envie d'être sociable. C'est en grandissant que j'ai commencé à jeter un oeil aux possibilités du vrai monde, histoire de. " Elle eut un rire. " Une vraie asociale "
Elle regarda les bonbons de Juliette.
" Tu sais que c'est ce type de bonbons qui m'a fait m'intéresser un peu au vrai monde? Ils avaient à peu près la même couleur que mes rêves, eux - et ils fallait que ce soit avec des produits chimiques, hein "

Elle perdit son air d'institutrice, posa son menton dans le creux de sa main, regarda avec attention Luo, deux fraises tagadas à machouiller.
Après tout, elle était obeissante.
Alors elle pouvait redevenir Juliette la p'tite princesse à la conteuse, qui écoute et écoute, lève le doigt pour poser une question, respectueuse, admirative, et même envieuse. C'était seulement si Luoluo opposait de la résistance, qu'elle aurait du garder son air sec. Même si elle n'aurait rien pu faire contre un refus clair et sans retour de grandes personnes. Ah, mais oui, elle oubliait: Luo n'était pas une grande personne.
Elle se redressa, à sa dernière phrase, regarda avec une moue mi figue mi raisin les bonbons.
'' Moi, je pense " Début de phrase enfantine, mais début de phrase malgré tout. '' que tu as une chance considérable. " finit-elle en un souffle. Elle piocha une sorte de petit machin coloré moelleux et piquant , le tâtant entre deux doigts. '' La vie c'est une grande patate. C'est bon les patates, mais seulement si on les cuit bien. Les bonbons c'est bon directement, on a rien à faire, et même quand on les oublie quelques mois ils gardent toujours un bon gout. J'aurais adoré avoir le même pouvoir que toi. Ras l'cul des patates. "

Luo examina le paquet de bonbons pensivement. On aurait dit un petit feu d'artifice qui se serait trouvé enfermé dans un sachet en plastique et aurait décidé d'y exploser quand même, en balançant ses gerbes pas assorties et désordonnées un peu partout, et que ça c'était transformé en bonbons parce que c'était de ça que Juliette se nourrissait. Si les bonbons étaient des rêves, alors peut-être qu'elles se ressemblaient sur ce point-là.
" Je n'ai jamais vraiment aimé les patates. Ma mère les faisait à l'eau, je trouvais ça terriblement fade. C'est en grandissant que j'ai découvert qu'on pouvait poêler les pommes de terre. " lâcha-t-elle après un petit instant.
Elle considéra d'un air plein de profondeur le bonbons translucide donc le sucre se collait à ses doigts, coulant jusque dans la paume de sa main.
" C'est fou comme elles peuvent avoir un sens métaphorique, ces patates "
Elle secoua la tête comme pour chasser ces pensées certes un peu stupides de son crâne, et pour la seconde fois en moins de cinq minutes, ébouriffa les cheveux de Juliette d'un air vaguement paternaliste en lui offrant un petit sourire, tentant de croiser son regard baissé vers le carrelage de la cafétéria!
" Allez! Les patates c'est pas aussi bon que des bonbons, mais c'est ce que tout le monde mange, déjà parce que c'est pas cher et qu'on en trouve partout et que c'est bon pour la santé, alors pour vivre il faut manger des patates. Ce qui n'empêche pas de manger des bonbons " Elle leva l'index. " Le tout étant de répartir équitablement sa consommation de patates et de bonbons. Je suis mal placée pour dire ça parce que si les rêves étaient des bonbons je serais déjà obèse, mais, moi c'est pas pareil. Je mange aussi beaucoup de pommes de terre pour compenser "
Elle resta silencieuse un instant, comme si elle méditait elle-même ce qu'elle venait de dire.
" Ces comparaisons sont un peu bizarres quand même. Mais ça colle en plus "

C'est ça le pire, je crois. '' ria l'adolescente en ressortant une poignée de dragibus du petit sac,un peu pensive.
'' Nous sommes de grandes philosophes, en fait. La vie est une patate, les rêves sont les bonbons. Mais l'un comme l'autre peuvent changer, la patate peut être à point et les bonbons dégueulasses. ''
Légère réflexion.
'' Non, les bonbons, c'est jamais dégueulasse. Mais ce qui est pas bon c'est la réglisse et l'anis. ''
Illumination suprême, elle frappa son poing dans la paume de sa main, et on aurait presque pu apercevoir une petite ampoule s'allumer au dessus de sa tête.
'' la réglisse et l'anis, c'est les cauchemars! Voilà, Luo! Plus tard, on rédigera un traité sur la réalité et le rêves pour les diabétiques! Vois déjà le succès fou, nos photos en posters et affiches dans les commerces, les interviews, les slogans et publicité, nos noms placardés partout avec en dessous: '' Les nouvelles lumières! ''! ''
Pause théâtral.
'' Ca c'aurait été cool. j'aurais du écrire un livre plutôt que d'atterrir ici. ''
Elle laissa tomber sa tête sur la table, manquant de s'écraser le nez, marmonna dans sa barbe des noms d'oiseaux, et articula enfin:
" D'ailleurs, que fait une fille comme toi dans un endroit pareil? "

Luo haussa les épaules en prenant un petit bonbon dans le sachet de Juliette, le mâchonnant d'un air profond.
" Tu sais, je suis un être vivant, je me nourris pas d'amour et d'arc-en-ciels. Il faut que je bosse pour gagner mes bonbons et mes patates. Juste mes patates, en fait, mais " Elle agita la main. " On ne va pas retomber dans cette métaphore là, hein "
Elle s'essuya les doigts avec application sur son genou, observant la manière dont les petits grains de sucre se collaient au tissu plutôt qu'à ses doigts et comment certains pouvaient fondre jusqu'à former une sorte de substance collante qui allait lui poisser les doigts jusqu'à ce qu'elle trouve un lavabo. Jusqu'au lendemain matin à priori, donc.
" Il a fallu que je trouve un endroit où travailler. Je me souviens même plus du nom de mes études tellement elles étaient ennuyeuses. Mais elles m'ont servi à rien, parce que je suis tombée sur le sous-directeur dans la rue - au sens propre, il était étalé sur le trottoir - et il m'a proposé le poste comme ça, sur ma bonne mine et mes cheveux roses "
Elle se lécha le bout du doigt pour en prendre un petit peu de sucre.
" Du coup, tu sais, moi, je demandais pas mieux qu'un petit boulot ennuyeux et payé relativement bien, avec un travail que je pourrais faire sans y réfléchir, histoire de pouvoir rêver comme je voulais pendant que je travaillais, alors la Waldon c'est une bénédiction... "
Elle tapota des doigts sur la table.
" Sauf que travailler avec le sous-directeur est pas aussi ennuyeux que prévu. Il fugue tout le temps. Je dois le chercher dans tout le bâtiment en l'appâtant avec des cookies et le récupérer dans les jupes des autres secrétaires - je suis secrétaire aussi en fait "
Elle jeta un oeil à Juliette.
" Mais toi, qu'est-ce que tu fais là? "